1913
Je tournai l’angle de la Kaiser-Allee, une bouffée de vent et de pluie glaciale cingla mes jambes nues, et je me rappelai avec angoisse qu’on était un samedi. Je fis les derniers mètres en courant, je m’engouffrai dans le vestibule de l’immeuble, je montai les cinq étages quatre à quatre, et je frappai deux petits coups.
Je reconnus avec soulagement le pas traînant de la grosse Maria. La porte s’ouvrit, Maria releva sa mèche grise, ses bons yeux bleus me regardèrent, elle se pencha et dit à voix basse et furtivement :
— Tu es en retard.
Et ce fut comme si Père se dressait devant moi, noir et maigre, et disait de sa voix saccadée : « La ponctualité – est une vertu allemande – mein Herr ! »
Je dis dans un souffle :
— Où est-il ?
Maria referma doucement la porte d’entrée.
— Dans son bureau. Il fait les comptes du magasin.
Elle ajouta :
— Je t’ai apporté tes chaussons. Comme ça, tu n’auras pas à aller dans ta chambre.
Il fallait passer devant le bureau de Père pour gagner ma chambre. Je mis un genou à terre et je commençai à délacer mes chaussures. Maria resta debout, massive, immobile. Je relevai la tête et je dis :
— Et ma serviette ?
— Je la porterai moi-même. Justement, j’ai encore ta chambre à cirer.
J’enlevai mon blouson, je le suspendis à côté du grand manteau noir de Père et je dis :
— Merci, Maria.
Elle hocha la tête, sa mèche grise retomba sur ses yeux, et elle me tapota l’épaule.
Je gagnai la cuisine, j’ouvris doucement la porte, et je la refermai derrière moi. Maman était debout devant l’évier, en train de laver.
— Bonsoir, Maman.
Elle se retourna, ses yeux pâles glissèrent sur les miens, elle regarda l’horloge du buffet, et dit d’un ton craintif :
— Tu es en retard.
— Il y avait beaucoup d’élèves à confesse. Et après, le Père Thaler m’a retenu.
Elle recommença à laver et je ne vis plus que son dos. Elle reprit sans me regarder :
— Ta cuvette et tes chiffons sont sur la table. Tes sœurs sont déjà au travail. Dépêche-toi.
— Oui, Maman.
Je pris la cuvette et les chiffons et je sortis dans le couloir. Je marchai lentement afin de ne pas renverser l’eau de la cuvette.
Je passai devant la salle à manger, la porte était ouverte, Gerda et Bertha étaient debout sur des chaises devant la fenêtre. Elles me tournaient le dos. Je passai ensuite devant le salon et j’entrai dans la chambre de Maman. Maria y dressait l’escabeau devant la fenêtre. Elle avait été le chercher pour moi dans le débarras. Je la regardai, je pensai : « Merci, Maria », mais je n’ouvris pas la bouche : On n’avait pas le droit de parler quand on lavait les vitres.
Au bout d’un moment, je passai l’escabeau dans la chambre de Père, je revins chercher la cuvette et les chiffons, je grimpai sur l’escabeau et je me remis à frotter. Un train siffla, la voie ferrée en face de moi s’emplit de fumée et de vacarme, je me surpris presque à me pencher par la fenêtre pour regarder, et je dis tout bas avec terreur : « Mon Dieu, faites que je n’aie pas regardé dans la rue. » Puis j’ajoutai : « Mon Dieu, faites que je ne commette pas de faute en lavant les vitres. »
Après cela, je fis une prière, je me mis à chanter un cantique à mi-voix et je me sentis un peu mieux.
Quand les fenêtres de Père furent finies, je sortis pour gagner le salon. Gerda et Bertha apparurent au fond du couloir. Elles avançaient l’une derrière l’autre, leur cuvette à la main. Elles allaient faire la fenêtre de leur chambre. Je mis l’escabeau debout contre le mur, je m’effaçai, elles passèrent devant moi et je détournai la tête. J’étais l’aîné, mais elles étaient plus grandes que moi.
J’installai l’escabeau devant la fenêtre du salon, je retournai dans la chambre de Père chercher la cuvette et les chiffons, je les déposai dans un coin, mon cœur se mit à battre, je fermai la porte et je regardai les portraits. Les trois frères, l’oncle, le Père et le Grand-Père de Père étaient là : Tous officiers, tous en grande tenue. Je regardai plus longuement le portrait de mon grand-père : Il était colonel et on disait que je lui ressemblais.
J’ouvris la fenêtre, je grimpai sur l’escabeau ; le vent et la pluie entrèrent, j’étais une sentinelle debout aux avant-postes, et guettant, sous la tempête, l’approche de l’ennemi. La scène changea, je me trouvai dans la cour d’une caserne, j’étais puni par un officier, l’officier avait les yeux brillants et le visage maigre de Père, je me mettais au garde à vous et je disais avec respect : « Jawohl, Herr Hauptmann[1] ! » Des picotements me parcoururent l’échiné, mon chiffon allait et venait sur la vitre avec une rigueur mécanique, et je sentais délicieusement, sur mes épaules et dans mon dos, les regards inflexibles des officiers de ma famille.
Quand j’eus fini, j’allai porter l’escabeau dans le débarras, je revins chercher la cuvette et les chiffons, et je gagnai la cuisine.
Maman dit sans se retourner :
— Pose tes affaires par terre et viens te laver les mains.
J’approchai de l’évier, Maman me fit place, je plongeai les mains dans l’eau, elle était chaude, Père nous défendait de nous laver à l’eau chaude, et je dis à voix basse :
— Mais c’est de l’eau chaude !
Maman soupira, prit la cuvette, la renversa sans un mot dans l’évier, et ouvrit le robinet. Je pris le savon, elle s’écarta, me tourna le dos à moitié, la main droite appuyée sur le bord de l’évier, les yeux fixés sur le buffet. Sa main droite tremblait légèrement.
Quand j’eus fini, elle me tendit le peigne et dit sans me regarder :
— Peigne-toi.
Je me dirigeai vers la petite glace du buffet, j’entendis Maman replacer la bassine de linge dans l’évier, je me regardai dans la glace, et je me demandai si oui ou non je ressemblais à mon grand-père. Il était important pour moi de le savoir, car, dans l’affirmative, je pouvais espérer devenir, comme lui, colonel.
Mère dit derrière mon dos :
— Ton père t’attend.
Je posai le peigne sur le buffet et je me mis à trembler.
— Ne pose pas le peigne sur le buffet, dit Maman.
Elle fit deux pas, saisit le peigne, l’essuya sur son tablier, et l’enferma dans le tiroir du buffet. Je la regardai désespérément, ses yeux glissèrent sur moi, elle me tourna le dos et reprit sa place devant l’évier.
Je sortis, je me dirigeai lentement vers le bureau de Père. Dans le couloir, je croisai de nouveau mes sœurs. Elles me jetèrent des regards sournois et je compris qu’elles avaient deviné où j’allais.
Je m’arrêtai devant la porte du bureau, je fis un violent effort pour cesser de trembler et je frappai. La voix de Père cria : « Entrez ! », j’ouvris la porte, la refermai et me mis au garde à vous.
Aussitôt un froid glacial traversa mes vêtements et me pénétra jusqu’aux os. Père était assis à son bureau, face à la fenêtre grande ouverte. Il me tournait le dos et ne bougeait pas. Je restai immobile au garde à vous. La pluie entrait par rafales, avec de brusques bouffées de vent, et je vis qu’il y avait une petite mare devant la fenêtre.
Père dit de sa voix saccadée :
— Viens – t’asseoir.
Je m’avançai et je m’assis sur une petite chaise basse à sa gauche. Père fit tourner son fauteuil et me regarda. Ses orbites étaient encore plus creuses que d’habitude, et son visage était si maigre qu’on aurait pu compter tous les muscles un par un. La petite lampe de son bureau était allumée, et je me sentis heureux d’être dans l’ombre.
— Tu as froid ?
— Non, Père.
— Tu ne – trembles pas – j’espère ?
— Non, Père.
Et je remarquai que lui-même avait beaucoup de mal a s’empêcher de trembler : Son visage et ses mains étaient bleus.
— As-tu fini – de nettoyer les vitres ?
— Oui, Père.
— As-tu – parlé ?
— Non, Père.
Il inclina la tête d’un air absent, et comme il ne disait plus rien, j’ajoutai :
— J’ai chanté un cantique.
Il releva la tête et dit de sa voix saccadée :
— Contente-toi – de répondre – à mes questions.
— Oui, Père.
Il reprit son interrogatoire, mais distraitement, et comme par routine :
— Tes sœurs ont-elles – parlé ?
— Non, Père.
— As-tu – renversé de l’eau ?
— Non, Père.
— As-tu – regardé dans la rue ?
J’hésitai un quart de seconde :
— Non, Père.
Il me fixa.
— Fais bien attention. As-tu – regardé dans la rue ?
— Non, Père.
Il ferma les yeux. Il devait être vraiment distrait : Sans cela il ne m’aurait pas lâché si vite.
Il y eut un silence. Il remua son grand corps raide sur son fauteuil. La pluie pénétra en bourrasque dans la pièce et je sentis que mon genou gauche était trempé. J’étais transpercé par le froid, mais ce n’était pas le froid qui me faisait souffrir : C’était la peur que Père s’aperçût que je m’étais remis à trembler.
— Rudolf – j’ai à te parler.
— Oui, Père.
Il fut secoué par une toux déchirante. Puis il regarda la fenêtre, et j’eus l’impression qu’il allait se lever pour en rabattre les battants. Mais il se ravisa et reprit :
— Rudolf – j’ai à te parler – de ton avenir.
— Oui, Père.
Il resta un long moment silencieux à regarder la fenêtre. Ses mains étaient bleues de froid, mais il ne se permettait pas un mouvement.
— Auparavant – nous allons dire – une prière.
Il se leva et je me levai aussitôt. Il se dirigea vers le Christ qui pendait au mur derrière la petite chaise basse et s’agenouilla sur le plancher. Je m’agenouillai à mon tour, non pas à côté, mais derrière lui. Il fit le signe de la croix et commença un « Notre Père » lentement, distinctement, et sans perdre une syllabe. Sa voix n’était plus saccadée quand il priait.
J’avais les yeux fixés sur la grande forme raide agenouillée devant moi, et comme toujours, j’avais l’impression que c’était à elle, beaucoup plus qu’à Dieu, que ma prière s’adressait.
Père dit « Amen » d’une voix forte et se leva. Je me levai aussitôt. Il se rassit devant son bureau.
— Assieds-toi.
Je repris place sur la petite chaire. Mes tempes battaient.
Il me regarda un bon moment et j’eus l’impression extraordinaire qu’il manquait de courage pour parler. Comme il hésitait, la pluie, brusquement, cessa. Son visage s’éclaira, et je compris ce qui allait se passer. Père se leva et ferma la fenêtre : Dieu lui-même avait mis fin à la punition.
Père se rassit et il me sembla qu’il avait repris courage.
— Rudolf, dit-il, tu as treize ans-et tu es d’âge-à comprendre. Grâce à Dieu – tu es intelligent – et grâce à moi…
— …ou plutôt reprit-il, grâce aux lumières que Dieu – a bien voulu – m’accorder – pour ton éducation – tu es – à l’école – un bon élève. Car je t’ai appris – Rudolf – je t’ai appris – à faire tes devoirs – comme tu nettoies les vitres-à fond.
Il se tut un quart de seconde, et reprit d’une voix forte, et presque en criant :
— à fond !
Je compris que je devais parler et je dis : « Oui, Père », d’une voix faible. Depuis que la fenêtre était fermée, j’avais l’impression que la pièce était beaucoup plus glaciale.
— Je vais donc – te dire – ce que j’ai décidé – en ce qui concerne – ton avenir.
— Mais je veux, reprit-il, que tu saches – que tu comprennes – les raisons – de ma décision.
Il s’arrêta, serra ses deux mains l’une contre l’autre et ses lèvres se mirent à trembler.
— Rudolf – autrefois – j’ai commis une faute.
Je le regardai, stupéfait.
— Et pour que tu comprennes – ma décision – il faut aujourd’hui – il faut – que je te dise – ma faute. Une faute – Rudolf – un péché – si grand – si effroyable – que je ne peux pas – que je ne dois pas – espérer – que Dieu me pardonne – du moins dans cette vie…
Il ferma les yeux, un tremblement convulsif agita ses lèvres, et il eut l’air si désespéré qu’une boule se noua dans ma gorge, et pendant quelques secondes, je m’arrêtai de trembler.
Père dénoua ses mains avec effort, et les posa à plat sur ses genoux.
— Tu dois bien penser – combien – il m’est pénible – de m’abaisser – de m’humilier – ainsi – devant toi. Mais mes souffrances – n’importent pas. Je ne suis rien.
Il forma les yeux et répéta :
— Je ne suis rien.
C’était sa phrase favorite, et comme à chaque fois qu’il la prononçait, je me sentis affreusement gêné et coupable, comme si c’était à cause de moi que la créature quasi divine qu’était mon père « n’était rien ».
Il ouvrit les yeux et regarda le vide.
— Rudolf – quelque temps – plus exactement – quelques semaines – avant ta naissance – j’ai dû – me rendre – pour mes affaires…
Il articula avec dégoût :
— …en France, à Paris…
Il s’arrêta, ferma les yeux, et toute trace de vie quitta son visage.
— Paris, Rudolf, est la capitale de tous les vices !
Il se redressa tout d’un coup sur sa chaise, et me fixa avec des yeux flamboyants de haine.
— Est-ce que tu comprends ?
Je n’avais pas compris, mais son regard me terrifia, et je répondis « Oui, Père », d’une voix éteinte.
— Dieu, reprit-il à voix basse, dans sa colère – visita – mon corps et mon âme.
Il regarda le vide.
— Je fus malade, dit-il avec un accent de dégoût incroyable, je me soignai et je guéris – mais l’âme ne guérit pas.
Il se mit tout d’un coup à crier :
— Elle ne devait pas guérir !
Il y eut un long silence, puis il parut s’apercevoir de nouveau que j’étais là.
— Tu trembles ? demanda-t-il machinalement.
— Non, Père.
Il reprit :
— Je rentrai – en Allemagne. Je fis l’aveu – de ma faute – à ta mère et je décidai – désormais – de prendre sur mes épaules – en plus de mes propres fautes – les fautes de mes enfants – et de ma femme – et de demander pardon – à Dieu – pour elles – comme pour les miennes.
Au bout d’un moment, il recommença à parler, et ce fut comme s’il priait : Sa voix cessa d’être saccadée.
— Et enfin, je promis solennellement à la Sainte Vierge que si l’enfant qui allait naître était un fils, je le consacrerais à son service.
Il me regarda dans les yeux :
— La Sainte Vierge voulut – que ce fût un fils.
J’eus un mouvement d’une audace inouïe : Je me levai.
— Assieds-toi, dit-il sans élever la voix.
— Père…
— Assieds-toi.
Je me rassis.
— Quand j’aurai fini, tu parleras.
Je fis « Oui, Père », mais je savais déjà que lorsqu’il aurait fini, je ne pourrais plus parler.
— Rudolf, reprit-il, depuis que tu es en âge – de commettre – des fautes – je les ai prises – l’une après l’autre – sur mes épaules. J’ai demandé – pardon à Dieu – pour toi – comme si c’était moi – qui étais coupable – et je continuerai à agir ainsi – tant que tu seras – mineur.
Il se mit à tousser.
— Mais toi – à ton tour – Rudolf – quand tu seras ordonné prêtre – si du moins – je vis jusque-là – il faudra – que tu prennes – sur tes épaules – mes péchés…
Je fis un mouvement, et il cria :
— Ne m’interromps pas !
Il recommença à tousser, mais cette fois, d’une façon déchirante, en se pliant en deux sur sa table, et tout d’un coup, je me pris à penser que s’il mourait, je n’aurais pas à être prêtre.
— Si je meurs, continua-t-il comme s’il avait deviné mes pensées et un flot de honte m’envahit, si je meurs – avant que tu sois ordonné – j’ai pris mes dispositions – avec ton futur tuteur – pour que ma mort – ne change rien. Et même après ma mort – Rudolf – même après ma mort – ton devoir – ton devoir de prêtre – sera d’intercéder auprès de Dieu – pour moi.
Il sembla attendre ma réponse : Je n’arrivais pas à parler.
— Peut-être – Rudolf, reprit-il, as-tu trouvé – quelquefois – que j’étais – plus sévère – avec toi – qu’avec tes sœurs – ou ta mère – mais comprends – Rudolf – comprends que toi – toi ! – tu n’as pas le droit – tu entends, tu n’as pas -le droit ! – de commettre des fautes.
— Comme si, reprit-il avec passion, ce n’était pas assez – de mes propres péchés – mais ce fardeau – ce fardeau effroyable – il faut que tous – dans cette maison – tous – tous ! (Il se mit brusquement à crier) – vous l’augmentiez – tous les jours !
Il se leva, se mit à marcher dans la pièce, et sa voix tremblait de rage.
— Voilà-ce que vous faites pour moi ! Vous m’enfoncez ! Tous ! Tous ! Vous m’enfoncez ! Chaque jour – vous m’enfoncez – davantage !
Il marcha sur moi, hors de lui. Je le regardai, stupéfait. Il ne m’avait jamais battu jusque-là.
à un pas de moi, il s’arrêta net, il respira profondément, contourna ma chaise et se jeta aux pieds du crucifix. Je me levai mécaniquement.
— Reste où tu es, dit-il par-dessus son épaule, ça ne te concerne pas.
Il commença un « Pater » avec cette diction lente et parfaite qui était la sienne quand il priait.
Il pria un long moment, puis revint s’asseoir à son bureau, et me regarda si longtemps que je recommençai à trembler.
— As-tu quelque chose à dire ?
— Non, Père.
— Je croyais que tu avais quelque chose à dire ?
— Non, Père.
— C’est bien, tu peux te retirer.
Je me levai et je me mis au garde à vous. Il fit un petit signe de la main. Je fis demi-tour, je sortis et je refermai la porte.
Je regagnai ma chambre, j’ouvris la fenêtre et je fermai les volets. J’allumai la lampe, je m’assis à ma table et je commençai à travailler un problème d’arithmétique. Mais je ne pus continuer. Ma gorge était serrée à me faire mal.
Je me levai, j’allai prendre mes chaussures sous mon lit et j’entrepris de les nettoyer. Elles avaient eu le temps de bien sécher depuis mon retour de l’école, et après avoir appliqué un peu de cirage, je commençai à les frotter avec un chiffon. Au bout d’un moment, elles se mirent à briller. Mais je continuais à les frotter de plus en plus vite, et de plus en plus fort, jusqu’à ce que les bras me fissent mal.
à sept heures et demie, Maria sonna la petite cloche du dîner. Après le dîner, il y eut la prière du soir, Père nous posa les questions habituelles, personne n’avait commis de faute dans la journée, et Père se retira dans son bureau.
À huit heures et demie, je gagnai ma chambre, et à neuf heures, Maman vint éteindre la lumière. J’étais déjà au lit. Elle referma la porte sans un mot et sans me regarder, et je restai seul dans le noir.
Au bout d’un moment, je m’étendis bien à plat, les jambes raides et réunies, la tête rigide, les yeux clos, et les deux mains croisées sur la poitrine. Je venais à peine de mourir. Ma famille priait autour de mon lit, à genoux sur le parquet de ma chambre. Maria pleurait. Cela durait un bon moment, puis Père se levait enfin, noir et maigre, il partait de son pas raide, il s’enfermait dans son bureau glacial, il s’asseyait devant la fenêtre grande ouverte, il attendait que la pluie cessât pour la fermer. Mais cela ne servait plus à rien, maintenant. Je n’étais plus là pour être prêtre, ni pour intercéder auprès de Dieu pour lui.
Le lundi suivant, je me levai, comme d’habitude, à cinq heures, il faisait un froid glacial, et en ouvrant mes volets, je pus voir que le toit de la gare était couvert de neige.
À cinq heures et demie, je pris mon petit déjeuner avec Père dans la salle à manger, je regagnai ma chambre, Maria se dressa tout d’un coup dans le couloir. Elle m’attendait.
Elle posa sa grande main rouge sur mon épaule et dit à voix basse :
— N’oublie pas d’y aller.
Je détournai les yeux et je dis :
— Oui, Maria.
Je ne bougeai pas, sa main serra mon épaule, elle chuchota :
— Il ne faut pas dire « Oui, Maria ». Il faut y aller. Tout de suite.
— Oui, Maria.
Elle me serra plus fort.
— Allons, Rudolf.
Elle me lâcha, je marchai vers les cabinets, je sentais son regard peser sur ma nuque. J’ouvris la porte et je la refermai sur moi. Il n’y avait pas de clef, et Père avait enlevé l’ampoule électrique. La lumière grise du petit matin pénétrait par une lucarne toujours grande ouverte. La pièce était sombre et glaciale.
Je m’assis en grelottant et je fixai obstinément le sol. Mais cela ne servait à rien. Il était là, avec ses cornes, ses gros yeux saillants, son nez tombant, ses lèvres épaisses. Le papier était un peu jauni, parce qu’il y avait déjà un an que Père l’avait épingle sur la porte, face au siège, à la hauteur des yeux. La sueur inonda mon dos, je pensais : « C’est seulement une gravure. Tu ne vas pas avoir peur d’une gravure. » Je relevai la tête. Le Diable me regarda en face et ses lèvres ignobles se mirent à sourire. Je me dressai, relevai ma culotte et m’enfuis dans le couloir.
Maria m’empoigna et me colla contre elle.
— Tu as fait ?
— Non, Maria.
Elle hocha la tête et ses bons yeux tristes me fixèrent.
— Tu as eu peur ?
Je dis dans un souffle :
— Oui.
— Tu n’as qu’à pas le regarder.
Je me serrai contre elle, j’attendais avec terreur qu’elle me donnât l’ordre de retourner. Elle dit seulement :
— Un grand garçon comme toi !
On entendit un bruit de pas dans le bureau de Père et elle dit vite et dans un souffle :
— Tu feras à l’école. N’oublie pas.
— Non, Maria.
Elle me lâcha et j’entrai dans ma chambre. Je boutonnai ma culotte, je mis mes chaussures, pris ma serviette sur ma table, et je m’assis sur une chaise, la serviette sur mes genoux, comme dans une salle d’attente.
Au bout d’un moment, la voix de Père dit à travers la porte :
— 6h. 10, mein Herr[2] !
Père faisait claquer ce « Mein Herr » comme un coup de fouet.
La neige, dans la rue, était déjà épaisse. Père marchait de son pas raide et régulier, sans un mot, et en regardant droit devant lui. Ma tête arrivait à peine au niveau de son épaule et j’avais du mal à me maintenir à sa hauteur. Il dit sans tourner la tête :
— Marche donc au pas !
Je changeai de pas, je comptai tout bas « Gauche… gauche… », les jambes de Père s’allongeaient démesurément, je tombai de nouveau sur le mauvais pied, et Père dit de sa voix saccadée :
— Je t’ai dit – de marcher au pas.
Je repartis, je me pliai presque en deux pour faire des enjambées aussi longues que les siennes, mais c’était inutile, je perdis encore la cadence, et très haut au-dessus de moi, je voyais le visage maigre de Père se contracter de colère.
Comme tous les jours, on arriva à l’église dix minutes avant l’heure de la messe. On prit place, on s’agenouilla, et on commença à prier. Au bout d’un moment, Père se releva, posa son livre de messe sur son prie-Dieu, s’assit et croisa les bras. Je l’imitai.
Il faisait froid, la neige tombait sur les vitraux, j’étais debout sur une immense steppe glacée, je faisais le coup de feu, à l’arrière-garde, avec mes hommes. La steppe disparut, j’étais dans une forêt vierge, un fusil à la main, traqué par les bêtes fauves, poursuivi par les indigènes, souffrant de la chaleur et de la faim. Je portais une soutane blanche. Les indigènes me rattrapaient, ils m’attachaient à un poteau, ils me coupaient le nez, les oreilles et les parties sexuelles, brusquement je me trouvais dans le palais du gouverneur, il était assiégé par les nègres, un soldat tombait à mes côtés, je prenais son arme et je tirais sans arrêt, avec une précision stupéfiante.
La messe commença, je me levai et je pensai avec force : « Mon Dieu, faites que je sois du moins missionnaire. ». Père se pencha pour prendre son livre sur le prie-Dieu, je l’imitai et je suivis l’office sans sauter une ligne.
Après la messe, on resta encore dix minutes, et tout d’un coup, ma gorge se serra, l’idée me vint que Père, peut-être, avait déjà décidé pour le clergé séculier. On sortit, on fit quelques pas dans la rue, je réprimai le tremblement qui m’agitait et je dis :
— S’il vous plaît, Père.
Il dit sans tourner la tête :
— Ja ?
— S’il vous plaît, Père, permission de parler ?
Les muscles de sa mâchoire se contractèrent et il dit d’un ton sec et mécontent :
— Ja ?
— S’il vous plaît, Père, je voudrais être missionnaire.
Il dit sèchement :
— Tu feras ce qu’on te dira.
C’était fini. Je changeai de pas, je comptai tout bas : « Gauche… gauche… », Père s’arrêta brusquement, et laissa tomber sur moi son regard.
— Et pourquoi veux-tu être missionnaire ?
Je mentis :
— Parce que c’est le plus pénible.
— Ainsi, tu veux être missionnaire, parce que c’est le plus pénible ?
— Oui, Père.
Il se remit à marcher, on fit encore une vingtaine de pas, il tourna légèrement la tête de mon côté et dit d’un ton perplexe :
— On verra.
— Ainsi, tu voudrais être missionnaire ?
Je levai les yeux, il me dévisagea, fronça les sourcils et répéta d’un ton sévère :
— On verra.
On arrivait à l’angle de la Schloss-Str. Il s’arrêta.
— Au revoir, Rudolf.
Je me mis au garde à vous.
— Au revoir, Père.
Il fit un petit signe, je fis un demi-tour réglementaire, et je partis, en effaçant les épaules. Je m’engageai dans la Schloss-Str., je me retournai, Père n’était plus là, je me mis à courir comme un fou. Il s’était passé quelque chose d’inouï : Père n’avait pas dit « non ».
Tout en courant, je brandis le fusil que j’avais pris au soldat blessé dans le palais du gouverneur et je me mis à tirer sur le diable. Mon premier coup partit, et lui emporta tout le côté gauche du visage. La moitié de sa cervelle éclaboussa la porte des cabinets, son œil gauche pendit, arraché, tandis qu’il me regardait, de son œil droit, avec terreur, et que sa langue, dans sa bouche déchiquetée et sanglante, bougeait encore. Je tirai un second coup, et ce fut au côté droit d’être emporté tandis que l’autre se reconstituait instantanément, et que l’œil gauche me regardait, à son tour, avec une expression immonde de terreur et de supplication.
Je passai le porche de l’école, je retirai ma casquette pour saluer le portier, et je cessai de tirer. La cloche sonna, je me mis en rang, et le Père Thaler arriva.
À dix heures on alla en études, Hans Werner s’assit à côté de moi, il avait l’œil droit noir et gonflé, je le regardai, et il me glissa avec un accent de fierté :
— Mensch[3] ! qu’est-ce que j’ai pris !
Il ajouta dans un souffle.
— Je t’expliquerai à la récréation.
Je détournai les yeux aussitôt et je me replongeai dans mon livre. La cloche sonna, et on gagna la cour des grands. La neige était devenue très glissante, j’atteignis le mur de la chapelle et je me mis à compter mes pas. Il y avait 152 pas du mur de la chapelle au mur de la salle de dessin. Si je n’en trouvais que 151 ou 153 en arrivant au but, le voyage ne comptait pas. Au bout de l’heure, je devais avoir fait 40 trajets. Si, par suite de mes erreurs, je n’en avais fait que 38, à la récréation suivante, je devais faire non seulement 2 trajets de plus pour rattraper mon retard, mais encore 2 trajets supplémentaires comme punition.
Je comptai : « 1,2, 3,4… », Hans Werner surgit à mes côtés, hilare et roux, il m’empoigna par le bras et m’entraîna en avant en criant :
— Mensch ! qu’est-ce que j’ai pris !
Je perdis le compte de mes pas, je rebroussai chemin, je revins prendre mon départ au pied du mur de la chapelle, et je comptai 1,2… »
— Tu vois ça ? dit Werner en posant la main sur son œil, c’est mon père !
Je préférai m’arrêter.
— Il t’a battu ?
Werner se mit à rire aux éclats.
— Hi ! Hi ! Battu ! Ce n’est pas le mot ! une raclée, Mensch, une raclée colossale !
— Et tu sais ce que j’avais fait ? reprit-il en riant de plus belle… J’avais… hi ! hi !… cassé… la potiche… du salon…
Puis il reprit d’une traite et sans rire, mais avec un air extraordinairement heureux :
— J’avais cassé la potiche du salon !
Je repris ma marche en comptant tout bas : « 3,4, 5… » Je m’arrêtai. Qu’il put avoir l’air heureux après avoir commis un crime pareil me stupéfiait.
— Et tu l’as dit à ton père ?
— Moi, le dire ! Penses-tu ! C’est le Vieux qui a tout découvert !
— Le Vieux ?
— Mon père, donc !
Ainsi, il appelait son père : « le Vieux », et chose plus bizarre encore que cet incroyable manque de respect, il y mettait de l’affection.
— Le Vieux, il a fait sa petite enquête… Il est malin, le vieux ! Mensch, il a tout découvert !
Je regardai Werner. Ses cheveux roux flamboyaient au soleil, il dansait sur place dans la neige, et malgré son œil poché, il avait l’air radieux. Je m’aperçus que j’avais perdu le compte de mes pas, je me sentis fautif et mal à l’aise, et je partis en courant me replacer au pied du mur de la chapelle.
— Hé, Rudolf ! dit Werner en courant à côté de moi, qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi cours-tu ? On va se casser la figure avec cette neige !
Je me replaçai sans dire un mot au pied du mur, et je recommençai à compter.
— Alors, dit Werner en réglant machinalement son pas sur le mien, le Vieux, qu’est-ce qu’il m’a mis ! Au début, c’était plutôt pour rire, mais quand je lui eus refilé un coup de pied dans les tibias…
Je m’arrêtai net, atterré.
— Tu lui as donné un coup de pied dans les tibias ?
— Et alors ! dit Werner en riant, et, Mensch ! le Vieux, s’il a fait vilain ! Il s’est mis à cogner ! Qu’est-ce que j’ai pris ! Il cognait ! Il cognait ! Et finalement, il m’a mis knock out !…
Il éclata de rire.
— … même qu’il était bien embêté ! Il m’a jeté de l’eau dessus, il m’a fait boire du Kognak, il ne savait plus quoi faire, le vieux !
— Et après ?
— Après ? Ben, j’ai boudé, bien sûr.
J’avalai ma salive.
— Tu as boudé ?
— Bien sûr. Et alors, le Vieux, il était encore plus embêté. Finalement, il a été farfouiller dans la cuisine, il est revenu, et il m’a donné un gâteau.
— Il t’a donné un gâteau ?
— Bien sûr. Et alors, écoute donc ce que je lui ai dit ! « Si c’est comme ça », je lui dis, « je vais casser l’autre potiche !… »
Je le fixai avec stupeur.
— Tu as dit ça ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a ri.
— Il a ri ?
— Il se tordait, le Vieux ! Il en avait les larmes aux yeux ! Et il a dit… Écoute voir s’il est malin, le Vieux !… Il a dit « Petit cochon, si tu casses l’autre potiche, je te poche l’autre œil ! »
— Après ? dis-je machinalement.
— J’ai ri, et on s’est mis à jouer tous les deux.
Je le regardai, béant.
— Vous avez joué ?
— Bien sûr !
Il ajouta d’un air ravi :
— « Petit cochon ! » il m’a appelé « Petit cochon ! »
Je m’éveillai de ma stupeur. J’avais complètement perdu le compte de mes pas. Je regardai ma montre. Une demi-heure de récréation était déjà écoulée. Je m’étais mis en retard de vingt trajets, ce qui, avec la punition, faisait 40 trajets. Je compris que je ne pourrais jamais rattraper ce retard. Un sentiment d’angoisse m’envahit et je me sentis plein de haine contre Werner.
— Qu’est-ce qui te prend ? dit Werner en courant après moi. Où vas-tu donc ? Pourquoi retournes-tu toujours à ce mur ?
Je ne répondis pas et je recommençai à compter. Werner ne me quittait pas.
— à propos, dit-il, je t’ai vu à la messe ce matin. Tu y vas tous les jours ?
— Oui.
— Moi aussi. Comment ça se fait que je ne te vois jamais en revenant ?
— Père reste toujours dix minutes après la fin.
— Pourquoi ? Puisque la messe est finie ?
Je m’arrêtai brusquement et je dis :
— Pour la potiche… vous n’avez pas prié ?
— Prié ? dit Werner en me regardant avec des yeux ronds, prié ? Pourquoi ? Parce que j’avais cassé la potiche ?
Il se mit à rire aux éclats, je sentais son regard sur moi, brusquement il me prit par le bras et me força à m’arrêter.
— Et toi, tu aurais prié pour la potiche ?
Je me rendis compte avec désespoir que j’avais de nouveau perdu le compte de mes pas.
— Lâche-moi !
— Réponds-moi ! Tu aurais prié pour la potiche ?
— Lâche-moi !
Il me lâcha et je retournai au mur de la chapelle. Il me suivit. Je repris mon départ, les dents serrées. Il marcha un instant en silence à mes côtés, puis tout d’un coup, il éclata de rire :
— Alors, c’est ça, hein ? Tu aurais prié !
Je m’arrêtai et le regardai avec fureur :
— Pas moi ! Pas moi ! C’est mon père qui aurait prié.
Il me dévisagea avec des yeux ronds.
— Ton père ?…
Il se mit à rire de plus belle.
— Ton père ? Ah que c’est drôle ! Ton père, prier, parce que tu as cassé quelque chose !
— Tais-toi !
Mais il ne pouvait plus s’arrêter.
— Ah que c’est drôle ! Mensch ! Tu casses la potiche, et c’est ton père qui prie ! Mais il est fou, ton vieux, Rudolf !
Je hurlai :
— Tais-toi !
— Mais il est…
Je me ruai sur lui, les deux poings en avant. Il recula, trébucha, fit un effort pour se rattraper, mais il glissa sur la neige, et s’écroula, une jambe sous lui. Il y eut un claquement sec, il poussa un cri déchirant, l’os du genou, brisé net, traversait la peau.
Le Professeur et trois grands élèves se mirent à courir précautionneusement sur la neige. L’instant d’après, Werner était étendu sur un banc, un cercle d’élèves autour de lui, et je regardais avec stupeur l’os qui trouait la peau de son genou. Werner était pâle, il avait les yeux fermés, et il gémissait doucement.
— Maladroit ! dit le Professeur, comment as-tu fait ?
Werner ouvrit les yeux. Il m’aperçut et me fit un demi-sourire.
— J’ai couru, je suis tombé.
— On vous avait bien dit de ne pas courir avec cette neige.
— Je suis tombé, dit Werner.
Sa tête partit en arrière et il s’évanouit. Les grands élèves le soulevèrent doucement et l’emportèrent.
Je restai là, stupide, cloué sur place, anéanti par la gravité de mon crime. Au bout d’un moment, je me tournai vers le Professeur et je me mis au garde à vous.
— S’il vous plaît, est-ce que je peux aller voir le Père Thaler ?
Le Professeur me regarda, regarda sa montre, et fit « oui » de la tête.
Je gagnai l’escalier nord, je montai les marches quatre à quatre, le cœur battant. Au troisième, je tournai à gauche, fis encore quelques pas et frappai à une porte.
— Entrez ! cria une voix forte.
J’entrai, refermai la porte et me mis au garde à vous. Le Père Thaler était debout, environné d’un nuage de fumée. Il se mit à agiter sa main devant lui pour la dissiper.
— C’est toi, Rudolf ? Qu’est-ce que tu veux ?
— S’il vous plaît, mon Père, je voudrais me confesser.
— Tu t’es confessé lundi.
— J’ai commis un péché.
Le Père Thaler regarda sa pipe et dit d’un ton sans réplique :
— Ce n’est pas l’heure.
— S’il vous plaît, mon Père, j’ai fait quelque chose de grave.
Il se frotta la naissance de sa barbe avec son pouce.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— S’il vous plaît, mon Père, je voudrais vous le dire en confession.
— Et pourquoi pas tout de suite ?
Je restai silencieux. Le Père Thaler aspira une bouffée de sa pipe et me regarda un moment.
— C’est donc si grave ?
Je rougis mais ne dis rien.
— Soit, dit-il avec un soupçon d’humeur dans la voix, je t’écoute.
Il regarda sa pipe avec regret, la posa sur son bureau, et s’assit sur une chaise. Je m’agenouillai devant lui et je lui racontai tout. Il m’écouta attentivement, me posa quelques questions, m’imposa comme pénitence de réciter vingt Pater et vingt Ave, et me donna l’absolution.
Il se leva et ralluma sa pipe en me regardant.
— Et c’est pour cela que tu voulais le secret de la confession ?
— Oui, mon Père.
Il haussa les épaules, puis il me jeta un coup d’œil vif et son visage changea.
— Est-ce que Hans Werner a dit que c’était toi ?
— Non, mon Père.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Qu’il était tombé.
— So, so[4] ! dit-il en me regardant, de sorte qu’il n’y a que moi à le savoir, et moi, je suis lié par le secret.
Il posa sa pipe sur son bureau.
— Espèce de petite canaille ! dit-il avec indignation, ainsi tu t’arranges pour décharger ta conscience tout en échappant à la punition.
— Non, mon Père ! m’écriai-je avec passion, non ! Ce n’est pas ça ! Ce n’est pas pour échapper à la punition ! À l’école, on peut me punir tant qu’on veut !
Il me fixa d’un air surpris.
— C’est pourquoi alors ?
— Parce que je ne voudrais pas que Père le sache.
Il frotta sa barbe avec son pouce.
— Ah ! c’est pour ça ! dit-il d’une voix plus calme. Tu as donc si peur de ton père ?
Il se rassit, reprit sa pipe et fuma un instant en silence.
— Qu’est-ce qu’il te ferait ? Il te battrait ?
— Non, mon Père.
Il parut sur le point de poser d’autres questions, puis se ravisa, et se remit à fumer.
— Rudolf, reprit-il enfin d’une voix douce.
— Mon Père ?
— Il vaudrait quand même mieux que tu lui dises.
Je me mis aussitôt à trembler.
— Oh non, mon Père ! Oh non, mon Père ! S’il vous plaît !
Il se leva et me regarda avec stupeur.
— Mais qu’est-ce que tu as ? Tu trembles ? Mais tu ne vas pas t’évanouir, j’espère ?
Il me secoua par les épaules, me donna deux petites tapes sur les joues, puis me lâcha, alla ouvrir la fenêtre, et dit au bout d’un moment :
— Tu vas mieux ?
— Oui, mon Père.
— Assieds-toi donc.
J’obéis et il se mit à se promener, en grommelant, dans sa cellule, et en me jetant de petits coups d’œil de temps en temps. Au bout d’un instant, il ferma la fenêtre. La cloche sonna.
— Et maintenant, va-t’en, tu vas être en retard pour l’étude.
Je me levai et me dirigeai vers la porte.
— Rudolf.
Je me retournai. Il était derrière moi.
— Quant à ton père, reprit-il presque à voix basse, tu feras comme tu voudras.
Il posa sa main sur ma tête pendant quelques secondes, puis ouvrit la porte, et me poussa.
Quand Maria m’ouvrit la porte, ce soir-là, elle dit tout bas :
— Ton oncle Franz est là.
Je dis vivement :
— Il est en uniforme ?
L’oncle Franz n’était que sous-officier, il n’avait pas son portrait à côté des officiers du salon, mais malgré cela, je l’admirais beaucoup.
— Oui, dit Maria d’un air grave, mais tu ne dois pas lui parler.
— Pourquoi ?
— Herr Lang l’a défendu.
Je défis mon blouson, le suspendis et je remarquai que le manteau de Père n’était pas là.
— Où est Père ?
— Il est sorti.
— Pourquoi est-ce que je ne dois pas parler à l’oncle Franz ?
— Il a blasphémé.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Ça ne te regarde pas, dit Maria sévèrement.
Puis elle ajouta aussitôt, d’un air important et effrayé :
— Il a dit que l’Église était « une vaste fumisterie ».
J’entendis du bruit dans la cuisine, je tendis l’oreille et je reconnus la voix de l’oncle Franz.
— Herr Lang a défendu que tu lui parles, dit Maria.
— Est-ce que je peux le saluer ?
— Certainement, dit Maria d’un air hésitant, ça ne fait pas de mal d’être poli.
Je passai devant la cuisine, la porte était grande ouverte, je m’arrêtai et je me mis au garde à vous. L’oncle Franz était assis, un verre à la main, sa vareuse déboutonnée, les pieds sur une chaise, et Maman, debout à côté de lui, l’air heureux et fautif.
L’oncle Franz m’aperçut et cria d’une voix forte :
— Tiens, voilà le petit curé ! Bonjour, petit curé !
— Franz, dit Maman avec reproche.
— Qu’est-ce qu’il faut dire ? Voilà la petite victime ! Bonjour, petite victime !
— Franz ! dit Maman, et elle se retourna d’un air effrayé comme si elle se fût attendu à voir Père surgir derrière son dos.
— Was denn[5] ! dit l’oncle Franz, je dis la vérité, nicht wahr[6] ?
Je restai immobile au garde à vous devant la porte. Je regardai l’oncle Franz.
— Rudolf, dit Maman d’un ton sec, va immédiatement dans ta chambre.
— Bah ! dit l’oncle Franz en me faisant un clin d’œil laisse-le donc une minute tranquille !
Il leva son verre dans ma direction, me fit encore un clin d’œil et ajouta avec cet air cascadeur qui me plaisait tant chez lui :
— Laisse-le voir un vrai homme de temps en temps !
— Rudolf, dit Maman, va dans ta chambre.
Je fis demi-tour et je m’engageai dans le couloir. Dans mon dos j’entendis l’oncle Franz qui disait :
— Armes Kind[7] ! Tu m’avoueras que c’est un peu fort qu’il soit forcé de se faire curé, simplement parce que ton mari, en France…
La porte de la cuisine claqua brutalement et je n’entendis pas la suite. Puis j’entendis la voix de Maman qui grondait, mais sans distinguer les paroles, et de nouveau la voix de l’oncle Franz s’éleva et j’entendis distinctement : « … une vaste fumisterie. »
On dîna un peu plus tôt ce soir-là, parce que Père devait sortir pour aller assister à une réunion de parents d’élèves à l’école. Après le dîner, on s’agenouilla dans la salle à manger et on fit la prière du soir. Quand Père eut fini, il se tourna vers Bertha et dit :
— Bertha, as-tu une faute à te reprocher ?
— Non, père.
Il se tourna ensuite vers Gerda :
— Gerda, as-tu une faute à te reprocher ?
— Non, père.
J’étais l’aîné : C’est pourquoi Père me gardait pour la fin.
— Rudolf, as-tu une faute à te reprocher ?
— Non, père.
Il se leva et tout le monde l’imita. Il tira sa montre, regarda Maman et dit :
— Huit heures. À neuf heures, tout le monde au lit !
Maman fit signe que « oui » de la tête. Père se tourna vers la grosse Maria.
— Vous aussi, meine Dame[8].
— Oui, Monsieur, dit Maria.
Père embrassa sa famille du regard, sortit dans le vestibule, mit son manteau, son foulard et son chapeau. Nous ne bougions pas. Il ne nous avait pas dit de bouger.
Il revint sur le seuil, vêtu et ganté de noir, et la lumière de la salle à manger fit briller ses yeux creux. Il promena sur nous son regard et dit :
— Gute Nacht[9].
On entendit trois « Gute Nacht » à l’unisson, puis avec un demi-temps de retard, le « Gute Nacht, Herr Lang » de Maria.
Maman suivit Père jusqu’à la porte d’entrée, ouvrit la porte, et s’effaça pour le laisser passer. Elle avait droit à un « Gute Nacht » pour elle toute seule.
J’étais au lit depuis dix minutes quand Maman entra dans ma chambre. J’ouvris les yeux et je la surpris en train de me regarder. Cela ne dura qu’un éclair, car elle détourna les yeux aussitôt et éteignit la lumière. Puis elle referma la porte sans un mot, et j’entendis, dans le couloir, son pas feutré qui s’éloignait.
Je fus réveillé par le claquement de la porte d’entrée et un pas lourd qui martelait le couloir. Une vive lumière m’éblouit, je clignai des yeux, et je crus voir Père à côté de mon lit, en manteau, et son chapeau encore sur la tête. Une main me secoua, je m’éveillai tout à fait : Père était là, debout, tout noir, immobile, et ses yeux, au fond de ses orbites, étincelaient.
— Lève-toi ! dit-il d’une voix glacée.
Je le regardai, j’étais paralysé par la terreur.
— Lève-toi !
De sa main gantée de noir, il rejeta violemment le drap. Je réussis à me glisser à bas du lit et je me baissais pour chercher mes chaussons. D’un coup de pied, il les envoya sous le lit.
— Viens comme tu es !
Il sortit dans le couloir, me fit passer devant lui, referma la porte de ma chambre, puis d’un pas lourd, il marcha vers la chambre de Maria, cogna violemment à sa porte et cria :
— Aufstehen[10] !
Puis il cogna à la porte de mes sœurs.
— Aufstehen !
Et enfin, plus violemment encore, si possible, à la porte de Maman.
— Aufstehen !
Maria apparut la première, en bigoudis, vêtue d’une chemise verte à fleurs. Elle regarda Père en manteau, et son chapeau sur la tête, et moi, à ses côtés, pieds nus, grelottant.
Maman et mes deux sœurs sortirent de leurs chambres, elles clignaient des yeux, effarées. Père se tourna d’un bloc vers elles et dit :
— Mettez vos manteaux et venez.
Il attendit, immobile, sans un mot. Les femmes sortirent de leurs chambres, il se dirigea vers la salle à manger, on le suivit. Il alluma, enleva son chapeau, le posa sur le buffet, et dit :
— Nous allons faire une prière.
On s’agenouilla et Père commença à prier. Le feu était éteint, mais à genoux, en chemise sur le carrelage glacé, c’est à peine si je sentais le froid.
Père dit « Amen » et se releva. Il était debout, ganté, immobile. Il paraissait gigantesque.
— Il y a ici, dit-il sans élever la voix, un Judas.
Personne ne bougea, personne ne leva les yeux sur lui.
— Tu entends, Martha ?
— Oui, Heinrich, dit Maman d’une voix faible.
Père reprit :
— Ce soir – à la prière – vous avez toutes entendu – quand j’ai demandé à Rudolf – s’il avait – une faute à se reprocher ?
Il regarda Maman et Maman fit « oui » de la tête.
— Et vous avez – toutes – entendu – vous – avez bien entendu – n’est-ce pas – quand Rudolf – a répondu « Non » ?
— Oui, Heinrich, dit Maman.
— Rudolf, dit Père, lève-toi.
Je me levai, je tremblai de la tête aux pieds.
— Regardez-le !
Maman, mes sœurs et Maria me fixèrent.
— Il a donc répondu « Non », dit Père avec un accent de triomphe, et sachez maintenant – que quelques heures seulement – avant de répondre « Non » – il avait commis – un acte – d’une brutalité – inouïe.
— Il a, reprit Père d’une voix glacée, roué de coups – un petit camarade sans défense – et lui a cassé la jambe !
Père n’avait plus besoin de dire : « Regardez-le. » Leurs yeux ne me lâchaient plus.
— Et ensuite, poursuivit Père en haussant le ton, cet être cruel – s’est assis parmi nous – il a mangé notre pain – en se taisant – et il a prié – prié !… – avec nous… Il abaissa ses yeux sur Maman.
— Voilà le fils – que tu m’as donné !
Maman détourna la tête.
— Regarde-le ! dit Père d’une voix farouche.
Le regard de Maman se posa de nouveau sur moi et ses lèvres se mirent à trembler.
— Et ce fils, continua Père d’une voix vibrante, ce fils – qui n’a reçu – ici – que des leçons d’amour…
Il se passa alors quelque chose d’inouï : La grosse Maria murmura.
Père se redressa, laissa tomber sur nous un regard étincelant, et dit doucement, posément, et presque avec un sourire sur les lèvres :
— Que celui – qui a quelque chose – à dire – le dise ! Je regardai Maria. Elle tenait ses yeux baissés, mais ses lèvres épaisses s’entrouvraient légèrement et ses gros doigts boudinés se crispaient sur son manteau. La seconde d’après, j’entendis avec stupeur ma propre voix s’élever :
— Je me suis confessé.
— Je le savais ! cria Père avec un accent de triomphe. Je le regardai, anéanti.
— Sachez, reprit Père d’une voix forte, que ce démon – une fois son forfait accompli – a été – en effet – trouver un des Pères – avec un cœur plein de ruse – et a reçu de lui – par un feint repentir – l’absolution ! Et le saint pardon encore sur son front il a osé – aussitôt – profaner – le respect « qu’il devait à son père – en lui cachant son crime. Et si des circonstances fortuites – ne m’avaient pas révélé – ce crime-moi, son père…
Il s’arrêta et il y eut un sanglot dans sa voix.
— Moi, son père – qui depuis son âge le plus tendre – me suis chargé – par amour – de ses péchés – comme s’ils avaient été les miens – j’aurais souillé – ma propre conscience – sans le savoir…
Il cria tout d’un coup :
— … sans le savoir !… de son forfait.
Il regarda Maman farouchement.
— Tu entends, Martha ?… Tu entends ? Si je n’avais pas appris – par hasard – le crime de ton fils – c’est moi – qui – au regard de Dieu…
Il se frappa la poitrine.
— … à mon insu – me serais chargé – à jamais – de sa cruauté – de ses mensonges !
— Seigneur ! continua Père en se jetant à genoux avec violence, comment – pourrez-vous – jamais – me pardonner…
Il s’arrêta et de grosses larmes coulèrent dans les rides de son visage. Puis il se prit la tête à deux mains, se pencha en avant, et se mit à se balancer d’avant en arrière, en gémissant d’une voix monotone et déchirante :
— Pardon, Seigneur ! Pardon, Seigneur ! Pardon, Seigneur ! Pardon, Seigneur !…
Après cela, il eut l’air de prier à voix basse, il se calma peu à peu, il releva la tête et dit :
— Rudolf, agenouille-toi et confesse ta faute.
— Je m’agenouillai, joignis les mains, ouvris la bouche, et ne pus articuler un seul mot.
— Confesse ta faute !
Tous les yeux se tournèrent vers moi, je fis un effort désespéré, j’ouvris de nouveau la bouche, et pas un seul mot ne sortit.
— C’est le démon ! cria Père d’une voix frénétique. C’est le démon – qui l’empêche de parler !
Je regardai Maman, et de toutes mes forces, silencieusement, je l’appelai à mon secours. Elle essaya de détourner son regard, mais cette fois-ci, elle n’y réussit pas. Elle resta une pleine seconde à me fixer de ses yeux dilatés, puis son regard vacilla, elle blêmit, et sans un mot, s’affala de tout son long sur le sol.
Je compris dans un éclair ce qui se passait : Une fois de plus elle me livrait à Père.
Maria se redressa à demi.
— Ne bougez pas ! cria Père d’une voix terrible.
Maria s’immobilisa, puis lentement, elle se remit à genoux. Père regarda le corps de Maman étendu sans mouvement devant lui, et dit tout bas avec une espèce de joie :
— Le châtiment commence.
Il me regarda et dit d’une voix sourde :
— Confesse ta faute !
Et ce fut, en effet, comme si le démon était entré en moi : Je n’arrivai pas à parler.
— C’est le démon ! dit Père.
Bertha cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter.
— Seigneur, dit Père, puisque vous avez – abandonné mon fils – permettez-moi – dans votre miséricorde – de prendre – une fois de plus – sur mes épaules – son abominable forfait !
La douleur ravagea son visage, il se tordit les mains, puis un à un, avec un bruit affreux de râle, les mots sortirent de sa gorge :
— Mon Dieu – je m’accuse – d’avoir cassé – la jambe – de Hans Werner.
Rien de ce qu’il avait pu dire jusque-là ne me fit plus d’effet.
Père releva la tête, promena sur nous son regard étincelant et dit :
— Prions.
Il entama un Pater. Avec un demi-temps de retard, Maria et mes deux sœurs joignirent leurs voix à la sienne. Père me regarda. J’ouvris la bouche, pas un seul son ne sortit, le Démon était entré en moi. Je me mis à remuer les lèvres comme si je priais à voix basse, j’essayai de penser en même temps aux mots de la prière, tout était vain, je n’y arrivai pas.
Père fit le signe de croix, se releva, alla chercher un verre d’eau dans la cuisine, et le jeta au visage de Maman. Elle remua faiblement, ouvrit les yeux, et se mit sur pied en chancelant.
— Allez vous coucher, dit Père.
Je fis un pas en avant.
— Pas vous, mein Herr ! dit Père d’une voix glacée.
Maman sortit sans me regarder. Mes deux sœurs suivirent. Sur le seuil, Maria se retourna, regarda Père et dit lentement et distinctement :
— C’est une honte !
Elle sortit. Je voulus crier : « Maria ! » je n’arrivai pas à parler. J’entendis son pas traînant diminuer dans le couloir. Une porte claqua et je restai seul avec Père.
Il se retourna et me considéra si haineusement que j’eus un moment d’espoir : Je crus qu’il allait me battre.
— Viens ! dit-il d’une voix sourde.
Il partit de son pas raide, je le suivis. Après le carrelage de la salle à manger, le plancher du couloir parut presque chaud à mes pieds nus.
Père ouvrit la porte de son bureau, la pièce était glaciale, il me fit passer devant lui et referma la porte. Il n’alluma pas la lampe, il ouvrit les rideaux de la fenêtre. La nuit était claire, et les toits de la gare étaient couverts de neige.
— Prions.
Il s’agenouilla au pied du crucifix, et je m’agenouillai derrière lui. Au bout d’un moment, il se retourna :
— Tu ne pries pas ?
Je le regardai et je fis signe que « oui » de la tête.
— Prie tout haut !
Je voulus dire : « Je ne peux pas », mes lèvres s’arrondirent, je portai mes mains à ma gorge, mais aucun son ne sortit.
Père me saisit par les épaules comme pour me secouer. Il me lâcha aussitôt comme si mon contact lui faisait horreur.
— Prie ! dit-il haineusement. Prie ! Prie !
Je remuai les lèvres, mais rien ne vint. Père était à genoux, à demi tourné vers moi, ses yeux creux et brillants me fixaient, et il paraissait, à son tour, privé de parole.
Au bout d’un moment, il détourna les yeux et dit :
— Eh bien, prie à voix basse !
Puis il se retourna et entama un « ave ». Cette fois-ci, je ne fis même pas l’effort de remuer les lèvres.
Ma tête était vide et chaude. Je n’essayais plus de m’arrêter de trembler. De temps en temps, je serrais les pans de ma chemise contre mes flancs.
Père fit le signe de croix, se retourna, me fixa, et dit avec un accent de triomphe :
— Après cela – Rudolf, – tu comprends – j’espère – tu comprends – que si tu peux encore – devenir – prêtre – tu ne peux plus être – missionnaire…
Le lendemain, je tombai gravement malade. Je ne reconnaissais personne, je ne comprenais pas ce qu’on me disait, et je ne pouvais pas parler. On me tournait, on me retournait, on me posait des compresses, on me faisait boire, on me mettait de la glace sur la tête, on me lavait. À cela se bornaient mes rapports avec ma famille.
Ce qui me faisait surtout plaisir, c’était de ne plus distinguer les visages. Je les voyais comme des cercles pleins et un peu blanchâtres, sans nez, sans yeux, sans bouche, sans cheveux. Ces cercles allaient et venaient dans la pièce, ils se penchaient sur moi, ils reculaient de nouveau, et en même temps, j’entendais un murmure de voix, indistinct et monotone comme un bourdonnement d’insectes. Les cercles étaient flous, la ligne de leur circonférence tremblotait sans arrêt comme de la gelée, et les voix aussi avaient quelque chose de mou et de tremblé. Ni les cercles, ni les voix ne me faisaient peur.
Un matin, j’étais assis sur mon lit, le dos soutenu par des oreillers, et je regardai distraitement un des cercles bouger au niveau de mon édredon, quand, tout à coup, il arriva une chose affreuse : Le cercle se colora. Je vis d’abord deux petites taches rouges de chaque côté d’une tache jaune beaucoup plus importante qui me parut remuer sans cesse. Puis l’image se précisa, elle se brouilla de nouveau, j’eus un moment d’espoir. J’essayai de détourner les yeux, ils revinrent d’eux-mêmes sur l’image, elle se précisa avec une rapidité effrayante, une grosse tête apparut, flanquée de deux rubans rouges, le visage se dessina avec une vitesse implacable : les yeux, le nez, et la bouche surgirent, et tout d’un coup, je reconnus, assise sur une chaise à mon chevet, et penchée sur son livre, ma sœur Bertha. Mon cœur battit à se rompre, je fermai les yeux, je les rouvris : Elle était là.
L’angoisse me saisit à la gorge, je me soulevai sur mes oreillers, et avant d’avoir compris ce qui m’arrivait, lentement, péniblement, et comme un enfant qui épelle, j’articulai :
— Où – est – Maria ?
Bertha me regarda avec des yeux effarés, bondit sur ses pieds, le livre tomba sur le plancher, et elle quitta la pièce en hurlant :
— Rudolf a parlé ! Rudolf a parlé !
Au bout d’un instant, Maman, Bertha et mon autre sœur pénétrèrent dans ma chambre d’un pas hésitant, et se figèrent au pied de mon lit, en me regardant avec crainte.
— Rudolf ?
— Tu peux parler ?
— Je suis ta maman.
— Tu me reconnais ?
— Oui, oui.
Je détournai la tête avec humeur et je dis :
— Où est Maria ?
Maman baissa les yeux et se tut. Je répétai avec colère :
— Où est Maria ?
— Elle est partie, dit Maman hâtivement.
Mon ventre se creusa et mes mains se mirent à trembler. Je dis avec effort :
— Quand ?
— Le jour où tu es tombé malade.
— Pourquoi ?
Maman ne répondit pas. Je repris :
— Père l’a renvoyée ?
— Non.
— C’est elle qui a voulu partir ?
— Oui.
— Le jour où je suis tombé malade ?
— Oui.
Maria aussi m’avait abandonné. Je fermai les yeux.
— Tu veux que je reste avec toi, Rudolf ?
Je dis sans ouvrir les yeux :
— Non.
Je l’entendis qui marchait dans la pièce, les médicaments tintèrent sur ma table de nuit, elle soupira, puis son pas feutré s’éloigna, le loquet de la porte claqua doucement, et je pus enfin ouvrir les yeux.
Dans les semaines qui suivirent, je me mis à réfléchir à la trahison du Père Thaler, et je perdis la foi.
Plusieurs fois par jour, Maman entrait dans ma chambre.
— Tu te sens bien ?
— Tu veux des livres ?
— Tu veux que je te fasse la lecture ?
— Tu veux que tes sœurs te tiennent compagnie ?
Un silence tombait, et elle disait :
— Tu veux que je reste ?
— Non.
Elle rangeait les médicaments de la table de nuit, retapait mes oreillers, errait sans but dans la pièce. Je la regardais, les yeux mi-clos. Quand elle se retournait, je fixais son dos, et je pensais avec force : « Va-t’en ! Va-t’en ! » Au bout d’un moment, elle sortait, et je me sentais heureux, comme si c’était mon regard qui l’avait fait partir.
Un soir, peu avant le dîner, elle pénétra dans ma chambre l’air gêné et fautif. Elle fit, comme d’habitude, le simulacre de ranger la pièce, et dit sans me regarder :
— Qu’est-ce que tu veux manger ce soir, Rudolf ?
— Comme tout le monde
Elle alla tirer les rideaux de la fenêtre et dit sans se retourner :
— Père dit qu’il faut que tu dînes avec nous.
C’était donc ça. Je dis sèchement :
— Bien.
— Tu crois que tu le peux ?
— Oui.
Je me levai. Elle se proposa pour m’aider, mais je refusai son aide. Puis je gagnai seul la salle à manger. Je m’arrêtai sur le seuil. Père et mes deux sœurs étaient déjà à table.
— Bonsoir, Père.
Il leva la tête. Il avait l’air amaigri et malade.
— Bonsoir, Rudolf.
Puis il ajouta :
— Tu te sens bien ?
— Oui, Père.
— Assieds-toi.
Je m’assis et ne dis plus un mot. Quand le dîner fut fini, Père tira sa montre et dit :
— Et maintenant, on va faire la prière.
On s’agenouilla. La nouvelle bonne sortit de la cuisine et s’agenouilla avec nous. Le froid du carrelage contre mes genoux nus me transperça.
Père entama un « Pater ». Je me mis à imiter le mouvement de ses lèvres sans émettre un seul son. Il me fixa, ses yeux creux étaient tristes et fatigués, il s’interrompit et dit d’une voix sourde :
— Rudolf, prie à haute voix.
Tous les yeux se tournèrent vers moi. Je regardai Père un long moment, puis j’articulai avec effort :
— Je ne peux pas.
— Tu ne peux pas ?
— Non, Père.
Père me fixa encore un instant et dit :
— Si tu ne peux pas, prie à voix basse.
— Oui, Père.
Il reprit sa prière, je recommençai à remuer les lèvres, je m’appliquai à ne penser à rien.
Deux jours après, je retournai à l’école. Personne ne me parla de l’accident.
À la récréation du matin, je recommençai à compter mes pas, je fis six trajets, une ombre surgit entre le soleil et moi, je levai les yeux : C’était Hans Werner.
— Bonjour, Rudolf.
Je ne répondis pas, je continuai mon chemin. Il marcha à côté de moi. Tout en comptant mes pas, je regardais ses jambes. Il boitait légèrement.
— Rudolf, j’ai à te parler.
Je m’arrêtai.
— Je ne veux pas te parler.
— So ! dit-il au bout d’un moment, et il parut cloué sur place.
Je repris ma marche, j’atteignis le mur de la chapelle, Werner était toujours là où je l’avais laissé. Je revenais vers lui, il eut l’air d’hésiter, puis finalement, il pivota sur ses talons et s’en alla.
Le même jour, dans un couloir, je rencontrai le Père Thaler. Il m’interpella. Je m’arrêtai et me mis au garde à vous.
— Te voilà !
— Oui, mon Père.
— On m’a dit que tu as été très malade.
— Oui, mon Père.
— Mais tu vas bien, maintenant ?
— Oui, mon Père.
Il me dévisagea en silence comme s’il avait du mal à me reconnaître.
— Tu as changé.
Il reprit :
— Quel âge as-tu maintenant, Rudolf ?
— Treize ans, mon Père.
Il hocha la tête.
— Treize ans ! Treize ans seulement !
Il grommela dans sa barbe, me tapota la joue et partit. Je regardais son dos, il était large et puissant, je pensai : « C’est un traître. » et une haine folle m’envahit.
Le lendemain matin, après avoir quitté Père, je tournai l’angle de la Schloss-Str., quand j’entendis des pas derrière moi.
— Rudolf !
Je me retournai. C’était Hans Werner. Je lui tournai le dos et me remis à marcher.
— Rudolf, dit-il d’une voix essoufflée, j’ai à te parler.
Je ne tournai même pas la tête.
— Je ne veux pas te parler.
— Mais tu ne comprends pas, Rudolf, il faut que je te parle !
Je pressai le pas.
— Ne va pas si vite, Rudolf, s’il te plaît. Je ne peux pas te suivre.
J’allai plus vite. Il se mit à courir gauchement en sautillant. Je lui jetai un regard de côté et je vis que son visage était rouge et crispé par l’effort.
— Naturellement, dit-il en haletant, je comprends… que tu ne veuilles plus… me parler… après ce que je t’ai fait…
Je m’arrêtai net.
— Ce que tu m’as fait ?
— Ce n’est pas moi, dit-il d’un air gêné, c’est mon vieux. C’est mon vieux qui t’a vendu.
Je le regardai, stupéfait.
— Il est allé le dire aux Pères ?
— Le soir même ! reprit Werner, le soir même qu’il est allé les engueuler. Il est tombé sur eux en pleine réunion de parents d’élèves. Et il les a engueulés devant tout le monde, les Pères !
— Il a dit mon nom ?
— Et alors ! Même qu’il a ajouté : « Si vous avez des brutes parmi vos élèves, faut les renvoyer. »
— Il a dit ça ?
— Oui, dit Werner presque gaiement, mais faut pas te frapper, parce que le lendemain, il a écrit au Supérieur que ce n’était pas ta faute, mais la faute de la neige, et que je ne voulais pas qu’on te punisse.
— C’est donc ça, dis-je lentement, et je frottai le trottoir du bout de mon pied.
— Ils t’ont puni ? dit Werner.
Je regardai fixement le bout de mon pied, et Werner répéta :
— Ils t’ont puni ?
— Non.
Werner hésita.
— Et ton…
Il allait dire « ton vieux », mais il se reprit juste à temps.
— Et ton père ?
Je dis vivement :
— Il n’a rien dit.
Au bout d’un moment, je levai les yeux et je dis tout d’une traite :
— Hans, je te demande pardon pour ta jambe.
— C’est rien ! C’est rien ! dit-il hâtivement. C’est la neige !
Je repris :
— Est-ce que tu vas boiter toujours ?
— Oh non, dit-il en riant, c’est seulement…
Il chercha le mot.
— C’est… temporaire. Tu comprends ? C’est temporaire.
Il répéta le mot d’un air ravi.
— Ça veut dire, ajouta-t-il, que ça ne va pas durer tout le temps.
Avant de franchir le porche de l’école, il se tourna vers moi, sourit, et me tendit la main. Je regardai sa main et je me sentis glacé. Je dis avec effort :
— Je vais te serrer la main, mais après, je ne te parlerai pas.
— Aber Mensch[11] ! cria-t-il avec stupeur, tu m’en veux encore !
— Non, je ne t’en veux pas.
J’ajoutai :
— Je ne veux parler à personne.
Je levai mon bras lentement, mécaniquement, et je lui serrai la main. Je retirai la mienne aussitôt. Werner me regardait en silence, pétrifié.
— Tu es drôle, Rudolf.
Il me regarda encore un instant, puis il me tourna le dos, et pénétra sous le porche de l’école. Je lui laissai prendre un peu d’avance, et j’entrai à mon tour.
Je réfléchis à cette conversation toute la journée et toute la semaine qui suivit. Et finalement, je m’aperçus avec étonnement qu’à part mes sentiments personnels pour le Père Thaler, elle n’avait rien changé : J’avais perdu la foi, et elle était bien perdue.
Le 15 mai 1914, Père mourut, la routine de la maison resta inchangée, je continai à me rendre à la messe tous les matins, Mère reprit le magasin, et notre situation matérielle s’améliora. Mère méprisait et haïssait les tailleurs juifs autant que Père, mais elle trouvait que ce n’était pas une raison pour refuser de leur vendre ses tissus. Mère haussa aussi certains prix fixés à un taux si ridiculement bas qu’on pouvait se demander si Père, comme le prétendait l’oncle Franz, n’avait pas cherché à nuire à ses propres intérêts.
Huit jours environ après la mort de Père, je ressentis, en pénétrant le matin à l’église, une vive contrariété : Notre place était occupée. Je me plaçai deux rangs derrière, la messe commença, je la suivis dans mon missel, ligne après ligne, une distraction subite me saisit, je levai la tête et regardai les voûtes.
J’eus l’impression que l’église s’agrandissait jusqu’à devenir immense. Les chaises, les statues, les colonnes reculèrent dans l’espace à une vitesse folle. Tout d’un coup, exactement comme une boîte dont les côtés se rabattent, les murs tombèrent. Je ne vis plus qu’un désert lunaire, inhabité, sans limites. L’angoisse me serra la gorge, je me mis à trembler. Il y avait dans l’air une menace affreuse, tout était figé dans une attente sinistre, comme si le monde allait s’anéantir et me laisser seul dans le vide.
Une sonnette tinta, je m’agenouillai, je courbai la tête. Je sentis sous ma main gauche le bois du prie-Dieu, une sensation de chaleur et de solidité pénétra ma paume, tout redevint normal, c’était fini.
Dans les semaines qui suivirent, cette crise se répéta. Je remarquai qu’elle apparaissait toujours quand je m’écartais de ma routine. À partir de ce moment, je n’osais plus faire un seul geste sans être sûr qu’il appartenait bien à mes gestes habituels. Quand, par hasard, un de mes mouvements me paraissait sortir de la « règle », une boule se nouait dans ma gorge, je fermais les yeux, je n’osais plus regarder les choses, j’avais peur de les voir s’anéantir.
Si je me trouvais alors dans ma chambre, je m’absorbais aussitôt dans une occupation machinale. Par exemple, je cirais mes chaussures. Mon chiffon allait et venait sur la surface polie, lentement, doucement, puis de plus en plus vite. Je fixais les yeux sur elle, je respirais l’odeur du cirage et du cuir, et au bout d’un moment, un sentiment de sécurité montait en moi, je me sentais bercé et protégé.
Un soir, avant dîner, Mère entra dans ma chambre. Il va sans dire que je me levai aussitôt.
— J’ai à te parler.
— Oui, Mère.
Elle soupira, s’assit, et dès qu’elle fut assise, la fatigue apparut sur son visage.
— Rudolf ».
— Oui, Mère.
Elle détourna les yeux et dit d’une voix hésitante :
— Vas-tu continuer à te lever tous les jours à cinq heures pour la messe ?
L’angoisse me serra la gorge. Je voulais répondre, j’étais sans voix. Mère arrangea vaguement son tablier sur ses genoux et reprit :
— J’ai pensé que tu pourrais peut-être n’y aller que tous les deux jours.
Je criai :
— Non !
Mère me jeta un coup d’œil étonné, puis elle regarda de nouveau son tablier, et dit d’une voix hésitante :
— Tu as l’air fatigué, Rudolf.
— Je ne suis pas fatigué.
Après cela, elle me jeta encore un coup d’œil, soupira, et dit sans me regarder :
— J’ai pensé aussi… pour la prière du soir… chacun pourrait peut-être prier à sa guise dans sa chambre…
— Non.
Mère se tassa sur sa chaise et ses yeux cillèrent. Il y eut un silence, puis elle reprit d’une voix timide :
— Mais toi-même…
Je crus qu’elle allait dire : « Mais toi-même, tu ne pries pas », mais elle dit seulement :
— Mais toi-même tu pries à voix basse.
— Oui, Mère.
Elle me regarda. Je dis sans élever le ton, exactement comme faisait Père, quand il donnait un ordre :
— Il n’est pas question de rien changer.
Au bout d’un moment, Mère soupira, se leva et quitta la chambre sans un mot.
Un soir d’août, l’oncle Franz surgit parmi nous, au milieu du dîner, son visage était rouge et joyeux, et il cria sur le seuil d’un air de triomphe :
— La guerre est déclarée !
Mère se leva, toute pâle, et Franz dit :
— Ne fais donc pas cette tête-là ! Dans trois mois, tout sera fini.
Il se frotta les mains d’un air satisfait et ajouta :
— Ma femme est furieuse.
Mère se leva et alla chercher la bouteille de kirsch dans le buffet. L’oncle Franz s’assit, se renversa sur le dossier de sa chaise, allongea ses jambes bottées devant lui, déboutonna sa vareuse, et me regarda en clignant de l’œil.
— Na, Junge[12] ! dit-il d’un air enjoué, qu’est-ce que tu en penses ?
Je le regardai et je dis :
— Je vais m’engager.
Mère cria :
— Rudolf !
Elle était debout devant le buffet, la bouteille de kirsch à la main, droite et pâle. L’oncle Franz me regarda et son visage prit un air grave :
— C’est bien, Rudolf. Tu as pensé tout de suite au devoir.
Il se tourna vers ma mère et dit d’un air railleur :
— Pose donc cette bouteille. Tu vas la casser.
Mère obéit, l’oncle Franz la regarda et dit d’un air bonhomme :
— Rassure-toi. Il n’a pas l’âge.
Il ajouta :
— Et il s’en faut. Et quand il l’aura, tout sera fini.
Je me levai sans un mot, je gagnai ma chambre, je m’enfermai et je me mis à pleurer.
Quelques jours après, je réussis à me faire embaucher, en dehors des heures de classe, comme aide-brancardier bénévole à la Croix-Rouge, pour décharger les trains de blessés.
Mes crises disparurent, je lisais avidement dans les journaux les nouvelles de la guerre, je découpais dans les illustrés les photographies représentant les monceaux de cadavres ennemis sur le champ de bataille, et je les fixais sur les quatre murs de ma chambre avec des punaises.
Mère avait remis une ampoule dans les cabinets, et chaque matin, avant de me rendre à la messe, j’y relisais le journal que j’avais lu la veille. Il était plein des atrocités que les Français commettaient pour couvrir leur retraite. Je frémissais d’indignation, je relevai la tête, le Diable me regarda en face. Je n’avais plus peur de lui. Je lui rendis son regard. Il avait les cheveux bruns, l’œil noir, l’air vicieux. Il était en tous points semblable aux Français. Je pris un crayon dans la poche de ma culotte, je rayai, au bas de la gravure, « der Teufel[13] » et j’écrivis au-dessous : « der Franzose[14] ».
J’arrivai à l’église avec dix minutes d’avance, j’occupai la place de Père, je posai mon missel sur le prie-Dieu, je m’assis, et je croisai les bras. Des milliers de diables surgirent devant moi. Ils défilaient, vaincus, désarmés, le képi français entre leurs cornes, les bras levés au-dessus de leur tête. Je leur faisais enlever leurs vêtements. Ils faisaient encore un grand tour, et on les poussait enfin devant moi… J’étais assis, casqué et botté, je fumais une cigarette, j’avais une mitrailleuse luisante entre les jambes, et quand ils étaient assez près, je faisais un signe de croix, et je commençais à tirer. Le sang giclait, ils tombaient en hurlant, ils demandaient pardon en rampant vers moi sur leurs ventres mous, je leur écrasais le visage à coups de botte, et je continuais à tirer. Il en surgissait d’autres, et d’autres encore, des milliers et des milliers, je les fauchais sans arrêt avec ma mitrailleuse, ils criaient en tombant, des ruisseaux de sang coulaient, les corps s’amoncelaient devant moi, je tirais toujours. Et puis, tout d’un coup, c’était fini, il n’y en avait plus un seul. Je me levai, et brièvement, j’ordonnai à mes hommes de nettoyer tout cela. Puis, ganté, botté, immaculé, j’allai boire un verre de cognac au mess des officiers. J’étais seul, je me sentais dur et juste, et j’avais une petite chaînette d’or au poignet droit.
J’étais maintenant bien connu à la gare à cause de mes fonctions d’aide-brancardier, et du brassard que je portais.
Au printemps 1915, je n’y tins plus. Comme un train de soldats s’ébranlait, je sautai sur le marche-pied, des mains m’agrippèrent, on me hissa, et ce fut seulement quand je fus au milieu d’eux que les soldats songèrent à me demander ce que je voulais. Je leur dis que je désirais aller au front avec eux pour me battre. Ils me demandèrent mon âge, et je leur dis : « quinze ans ». Alors, ils se mirent à s’esclaffer et me donner de grandes claques dans le dos. Finalement, l’un d’eux que tous appelaient « le Vieux » remarqua que de toute façon, on m’arrêterait à l’arrivée et on me renverrait chez moi, mais que, dans l’intervalle, il ne serait peut-être pas mauvais pour moi de vivre la vie du soldat et de voir « ce qu’il en était ». Alors, ils me firent une place parmi eux, et l’un d’eux me donna du pain. Il était noir et assez mauvais, et « le Vieux » dit en riant : « Besser K.-Brot als kein Brot[15]. » Je le mangeai avec délices, puis les soldats se mirent à chanter, et leur chant fort et viril pénétra en moi comme une flèche.
La nuit vint, ils débouclèrent leur ceinturon, ouvrirent largement leur col et étendirent leurs jambes devant eux. Dans l’obscurité humide du wagon, je respirais avidement l’odeur de cuir et de sueur qui émanait d’eux.
Je fis une deuxième tentative au début de mars 1916. Elle n’eut pas plus de succès que la première. Arrivé au front, on m’arrêta, on m’interrogea, et on me renvoya chez moi. Après cela, on me consigna l’entrée de la gare, l’hôpital ne m’envoya plus décharger les trains de blessés, et m’employa comme garçon de salle.